mardi 8 février 2011

La crise de la société gabonaise

Nous vivons dans une société anachronique : des mentalités politiques postmodernes avec des institutions et des pratiques institutionnelles et politiques du siècle passé. La manière dont nous nous gouvernons entre en opposition avec nos aspirations collectives. Nous sommes en crise!

Le mot crise traduit l’étape de la transmutation d’un état de chose, d’une situation, d’un phénomène vers un autre. Elle dure tant que la mutation ne s’est pas opérée complètement. Il ne faut pas se tromper, quelle que soit la volonté des émergents, le Gabon n’évoluera pas dans le cadre institutionnel et structurel actuel.

Depuis la fin des grands travaux de la construction du chemin de fer, au milieu des années quatre-vingt et de la fin du grand boom pétrolier de Gamba, le Gabon a cessé de rêver. Il connait une déserte. Elle ponctue l’apparition des maux importants : chômage, pauvreté, misère, embarras de santé, difficultés familiales, difficultés d’accomplissement socioprofessionnelle, difficultés d’éduquer convenablement ses enfants, difficultés de se loger décemment, détresse sociale, etc.,. La virulence de ces maux et leur récurrence entraînent un paroxysme de souffrances socio-économiques dans les foyers de la plupart des Gabonais, dans la plupart des familles, dans toutes nos villes, dans tous nos villages, dans toutes nos régions. Comment en sommes-nous arrivés là?

À l’époque de la décolonisation, notre pays, né des proclamations des souverainetés nationales aux Nations-unies, devait répondre à l’impératif d’asseoir son État-Nation en vue d’illustrer sa maturité politique. Pour créer l’État-national, d’une société plusieurs fois ethniques, notre État s’était institué sur une forme d’organisation politique visant à promouvoir la cohésion nationale. Érigée en étendard de la modernité, l’unité nationale trouvait écho dans l’idéologie du développement qui posa les dérapages ethniques ou régionaux, pouvant naître de la concurrence pour la conquête du pouvoir politique, comme obstacles à la modernisation du pays.

Faisant abstraction au multipartisme politique, dans le processus de fortification de l’État-nation, par un leader unique et par un parti politique unique, avait-on inscrit le cadre qui fonda l’État-Nation dans des formes de représentation politique par cooptation ethnique ou régionale. Aidées des traditions africaines qui font de l’aîné l’ayant droit à la parole, le plus instruit du clan, de l’ethnie ou de la région a naturellement été désigné pour représenter sa communauté dans la gestion de l’État. Les relations étroites de consanguinité d’antan ou celles nées sous le colonialisme, tout comme la prévalence des cohésions familiales élargies à la tribu, au village, à la région, ne trouvaient rien à redire. La tradition du partage communautaire héritée de nos ancêtres satisfaisait quelque peu ce crédo de légitimité politique. Il était entendu que quand un Gabonais allait à la chasse, tout le village partage le gibier. Le clientélisme politique s’était de fait érigé en mode de gouvernement. La mendicité et la gestion du pays par la souffrance avaient été inscrites en lettre d’or dans les cahiers de charge des gouvernants.

Ainsi, pour des populations peu urbanisées et peu scolarisées, l’audience du leader clanique, ethnique ou régional et des bienfaits qu’il pouvait apporter de façon ponctuelle à sa communauté faisaient ombrage à la compréhension des enjeux du développement national. Aussi, nous apparaissait-il tout naturelle la manière dont nos leaders politiques s’imposaient à nous, s’accaparaient des prérogatives des charges publiques dont ils avaient la charge pour nous dominer de leur influence «bienfaitrice». En dépit des insuffisances que nous pouvions par ailleurs souffrir de l’insatisfaction de nos besoins individuels comme collectifs, la méconnaissance des obligations de l’État envers ses citoyens et les traditions de respect dû à l’aîné, au leader politique de l’ethnie ou de la région, ne pouvait favoriser une quelconque remise en cause politique de notre mode de gouvernement.

Les mouvements de contestations politiques qui sonnent le glas des sociétés politiques totalitaires en Europe de l’Est décloisonnent les frontières culturelles. Les idées de liberté nées à la fin de la seconde Grande Guerre en Europe de l’Ouest prirent l’envol pour commander, dans toute l’Europe, des formes d’existentialismes qui conduisirent chacun à se concevoir tel un être unique, maître non seulement de ses actes et de son destin, mais également des valeurs qu'il décide d'adopter et des choix qu’il décide de faire pour sa gouvernance. Du fait de la prise de conscience de son libre arbitre, les notions d’autorité, et de représentation politique, qui s’étaient forgées par la force des justifications des idéologiques politiques d’autrefois, furent remises en cause. Les mots de démocratie et d’élections libres furent peints sur les vitraux des partis uniques comme remède aux maux qu’avait cautionné le monolithisme politique.

L’expansion et la démocratisation des technologies de communication qui entraînent la mondialisation accrue des citoyens vers un village planétaire conduisirent les Gabonais comme la plupart des autres africains à être témoins des événements de libération survenus en Europe de l’Est. Se reconnaissant et se revendiquant du même universel que les Européens, les Gabonais prirent conscience de leurs droits citoyens. Par rapport à ces droits, ils se perçurent, non plus, appartenant seulement à une région, un village, une ethnie, un clan, mais à un pays, un État duquel ils revendiquèrent le droit à la citoyenneté, c’est-à-dire, du libre choix se gouverner. Ils contestèrent alors les formes et les types de représentations et les pratiques politiques qui les gouvernent, non pas par haine à l’égard de tel ou tel autre politicien, simplement par le fait de la non-conformité des pratiques qu’incarnent ces politiciens à leurs conceptions d’existence et des besoins d’accomplissement.

Néanmoins, contrairement à l’Europe de l’Est où la prise de conscience politique de soi conduisit à des changements politiques profonds, au Gabon, comme dans la plupart des pays francophones, le pouvoir du parti unique su résister en adoptant, tel un caméléon, diverses formes de mutation alcalines et idéologiques suivant les élections. Ces diverses mutations amènent les Gabonais à entrer en contradiction avec leur besoins de changement quand vient le moment de contrecarrer les usurpateurs de la souveraineté du peuple. Mais le caractère éphémère des mutations que prend le parti unique pour tromper le peuple se dissipant, le déséquilibre entre les aspirations des Gabonais et leurs institutions de gouvernement a vite fait de reprendre le dessus.

Selon Vernon (1989), les produits comme les idées ont une durée de vie. Lorsque les anciennes idées ou les façons de faire perdent leur efficacité, il y a nécessité de changement. Si ce changement ne s’opère pas naturellement, il y a apparition d’un malaise, une crise. Pour se dissiper, la crise doit conduire à un nouvel élan des choses, instituer une autre réalité, un nouveau cycle de fonctionnement. En ce sens, le malaise que nous vivons exige la restructuration de notre système politique en profondeur, une révolution. La force des armes et les intimidations des tortionnaires ne auraient les freiner longtemps.

Ce que les Gabonais vivent est similaire à Mai 1968 en France. Le printemps 68 était une crise sociopolitique qui a résulté d’une césure entre la classe politique dominante au regard du fonctionnement institutionnel et la société dans son ensemble. La société française qui émerge à la fin de la deuxième Grande Guerre avait adopté des mœurs et des conceptions nouvelles. Elles ont entraîné des besoins nouveaux. L’absence d’ajustements structurels pour répondre favorablement à ces besoins avait laissé poindre des symptômes importants. Les Français dans leur grande majorité avaient le sentiment que le fonctionnement de l’État reposait sur des préceptes qui ne correspondent pas à leurs aspirations. Ils revendiquèrent le droit à une plus grande liberté. Le 13 mai 1968, le slogan « Dix ans, ça suffit ! » traduira dans les défilés la lassitude de la plupart des Français. Ce fut l’état de crise. Le système politique démocratique français permettra d’apporter les changements réclamés et de mettre fin à la crise en introduisant en France un nouveau cycle de fonctionnement politique : la cinquième République.

De fait, tout comme les événements de mai 68 ont conduit à la dissolution de l’Assemblée Nationale jusqu'à la constitution d'un nouveau cabinet, la crise politique doit pour disparaitre entraîner les changements politiques importants. Le degré de crise que nous vivons dans notre pays ne peut se satisfaire seulement par des changements de gouvernement ou par des élections. Le pouvoir qui dispose du monopole de la violence aura aussi fait de se décréter vainqueur. Pour que des élections aboutissent à dissiper la crise politique, il faut au préalable procéder à une profonde révision des institutions afin d’actualiser les pratiques politiques et permettre un cadre institutionnel qui préserve la volonté du peuple. Le pouvoir, imbu par des intérêts égoïstes, n’initiera pas une telle réforme.

En 1989, voyant venir les revendications pour des changements sociopolitiques, le Président Bongo avait pris l’initiative d’orienter les revendications de la société dans le sens des changements qu’il voulait instituer pour perdurer au pouvoir. Ces revendications qui s’inscrivaient dans le cadre de changement structurel institutionnel se sont heurtés à un manque de vision et d’audace des leaders de la société. Tout en instaurant le multipartisme, les changements opérés n’ont pas conduit à des bouleversements devant instituer un nouvel élan pour un nouveau cycle de fonctionnement politique et socio-économique. Il en a plutôt résulté un recyclage des pratiques anciennes : un multipartisme ethnique répondant aux formes de représentations et des pratiques politique de la politique du ventre.

Les élections successives qui ont été organisées depuis 1990 ont validé dans une époque postmoderne des pratiques édictées ou héritées de la colonisation. Ainsi, alors même que nous fonctionnons avec les mentalités du troisième millénaire, nos structures socio-institutionnelles restent ancrées dans la logique philosophique deuxième millénaire. Il en résulte dans le fonctionnement de notre pays une juxtaposition de la philosophie d’un État totalitaire et des réflexes citoyens de la postmodernité. La conséquence de cette situation est l’incapacité de l’État de répondre aux besoins de la population dans sa quête de liberté citoyenne et républicaine, dans sa quête des besoins de protection sociale, de ses besoins en matière d’éducation, de transport urbain, d’emploi, de pouvoir d’achat, de logement, etc. On note à cet égard, une perception dans la population d’un non État dans l’existence de nombreux Gabonais au regard des missions sociales qu’un citoyen est en droit de s’attendre de son État. Aussi, est-il récurrent d’entendre dire «on va encore faire comment, … le pays est géré».

Lorsqu’une société entre dans un état de crise, si cette crise ne conduit pas à des changements politiques significatifs, le malaise se dissimule dans le fonctionnement du quotidien. On a l’impression que tout va bien, alors que rumine dans les vicissitudes de la vie de tous les jours un mécontentement. S’établit une espèce de fonctionnement sociétal hybride entre des structures d’un État de droit et une espèce d’anarchie sociale. Il n’y a plus adhésion à l’ordre établi, mais son imposition. Face à un tel État, éclot un état latent de crise qui, occasionnellement, provoquera des soubresauts de conflits virulents limités dans le temps mais répétitifs. La présente crise politique trouve ses fondements dans cette espèce d’anarchie politique ou certains tentent de faire existe dans notre époque époque des réflexes d’autrefois. Face à une situation de crise latente, comment peut-on parler d’un avenir en confiance?

Qui a dit qu’on s’impose encore aux gens par la force!


Joël Mbiamany-N’tchoreret

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