Lors de nos différents voyages au Gabon, les discours sur le repli identitaire évoqués par certains pour montrer l’engagement politique des gabonais nous ont souvent intrigué. Car dans les différents dires du fait politique que nous discernions, nous percevions autre chose que de la partisannerie ethnique. Certes l’ethnisme a un poids considérable dans le construit politique du gabonais, mais il ne peut être le seul facteur explicatif de l’engagement politique de tous les gabonais.
Pour bien cerner le sens du dit du discours politique des gabonais et l’engagement politique qu’il entraîne, nous avons mené une enquête sociologique. Nous partions de l’hypothèse que dans le discours et l’engagement politique des gabonais des régions hautement multilinguistiques et multiethniques, le discours et l’engagement politique sont déterminé par le besoin d’amélioration de sa condition social et de l’avancement du pays. Pour examiner la validité ou non de notre hypothèse, nous avons construit une grille de collecte de données en vue de recueillir les significations du discours de plusieurs gabonais et analyser les fondements de leur représentation politique.
De juin 2010 à août 2010 et de juillet 2011 à août 2011 nous avons parcouru six des neuf régions du pays et interrogé environ sept cents personnes. Nous avons exclu de nos enquêtes les régions très homogènes linguistiquement et moins multiethniques. Celle-ci étant dites plus propices au phénomène de l’ethnisme politique. Ce choix devait aider à comprendre si dans les régions hautement multilinguistiques et multiethniques autre chose que l’ethnisme pouvait caractériser le discours politique des divers personnes qui se côtoient au quotidien en se parlant dans des langues diverses.
Pour cerner notre objet d’investigation, nous voulions au départ construire une typologie des discours politiques et retenir les énoncés pour examiner les caractéristiques susceptibles de rendre compte du sens de ces discours et ainsi détecter les relents ethniques. Au cours de nos recherches, nous avons constaté qu’une telle typologie ne permettrait pas de circonscrire ce qui conduit à construire les représentations politiques des gens. Le discours n’étant que l’expression d’un construit. Pour saisir le fondement du fait politique chez le gabonais observé, nous avons résolu d’examiner la représentation du fait politique telle qu’elle se construite dans le quotidien de nos sujets. Un tel examen visant a priori écarter les préjugés. L’angle d’observations retenu mettait en exergue les faits sociaux selon le vécu des participants à l’étude par rapport à la gouvernance du pays et de leurs attentes citoyennes au regard de cette même gouvernance.
Comme fait social donc, pour les besoins de notre étude, nous avons considéré les attentes vis à vis du politique, les satisfactions par rapport aux discours politiques, la quête de sens de l’appartenance politique versus l’appartenance ethnique, les déterminants de l’engagement ou de l’action politique, l’agir individuel et au regard de l’agir collectif face aux discours et aux personnes politiques. L’ensemble de ces phénomènes étant considérés susceptibles d'exercer sur les sujets une contrainte extérieure pour commander une attitude, un comportement général. Cette attitude et ce comportement individuel étant vus récurrents et généralisés dans l'étendue des régions visitées, tout en ayant, pour chaque individu, une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau collectif.
Compte tenu de la petitesse de la population dans certaines localités visitées et de la durée de nos déplacements, nous avons interrogé un échantillon d’une centaine de personnes environ par région. Nous avons visité une trentaine de villages, de chantiers forestiers et autant de localités rurales et urbaines. Le choix des sujets s’est fait de façon aléatoire en nous assurant de leur large représentativité dans chacune des régions. Nous avons interrogé autant de femmes que d’hommes. Tous les sujets âgés entre dix-huit ans et soixante-dix ans. Les réponses varient selon les classes d’âge. Ces différences similaires d’une région à une autre, indiquent le fait de vécu de nos sujets et non des différences d’opposition dans l’appréciation des faits sociaux observés.
Le traitement de données recueillies a été fait par codage pour classer les données d’après des catégorisations de faits sociaux identifiés dans les significations du discours des sujets. Nous avons décrypté les données recueillies région par région et avons ensuite comparé les fait de signification. Nous avons par la suite procédé à l’analyse des énonciations de ces faits pour saisir ce qui caractérise les fondements des diverses représentations des sujets interrogés. Puis, nous avons fait les analyses comparatives des conclusions tirées de l’ensemble des régions. Par cette manière de faire, nous voulions nous assurer de la fidélité interne de nos analyses. Pour la fidélité externe, nous avons analysé les conclusions des observations en prenant appui sur la littérature portant l’ethnisme politique. Il s’agissait de voir en quoi nos conclusions corroborent ou non la littérature sur l’engagement politique des gabonais tel du repli identitaire. Outres les données recueillies sur les interviews, nous avons aussi analysé les différentes prises de positions d’une trentaine de gabonais sur le net et interroger une autre trentaine de gabonais fréquentant périodiquement le net.
Au terme de nos analyses, nous avons constaté que dans le débat politique, par rapport à la perception qu’on les citoyens de ce débat, il existe trois univers sociologiques qui s’ignorent : l’univers d’internet, l’univers du citoyen lambda et l’univers du citoyen villageois ou de chantiers.
L’univers d’internet est composé d’universitaires. On y retrouve à peu près un quart de la population. Dans cet univers, à travers les réseaux sociaux, nos sujets ont construit une vision universelle de la réalité politique qu’ils juxtaposent sur le fait politique gabonais. Le monde est une grille d’observation à partir de laquelle est jugé ce qui se fait au Gabon. La représentation du politique est ainsi fondée sur un ensemble de normes, de paramètres de ce que doit être la politique au Gabon.
L’univers du citoyen lambda (citoyen de base) représente environ deux quarts de la population. Ce sont des gens vivant principalement dans les centres urbains ou dans les localités rurales. Ils sont ce qu’on appelle la classe moyenne. Ils ont leurs propres réseaux sociaux : discussions dans les bars, dans des réunions politiques; conversations au cours des cérémonies de mariage, de deuils, de tontines, des pratiques du sport, des discussions mondaines, etc. Ils construisent leur réalité du politique au Gabon en s’informant par les voies téléphoniques avec des parents ou des amis ou, le plus souvent, par la voie des journaux écrits ou télévisés captés par des antennes paraboliques faisant état des faits concrets de la vie politique au quotidien. Leur représentation du fait politique repose sur les faits concrets directs : ce qu’ils voient et non ce qu’ils s’imaginent.
Les citoyens villageois ou des chantiers forestiers, environ un quart de la population sont très peu ou pas du tout informés de ce qui se passe réellement dans la vie politique du pays par leur propre intelligence. La réalité sociopolitique qu’ils en ont leur vient des parents ou de quelques politiciens de passage dans leur contrée. Cette réalité se construit à travers les liens socio-affectifs qui se tissent avec les parents et connaissances venus de la ville : les bénéfices ou promesses reçues quant à l’amélioration de leur ordinaire constituent le socle de cette affection. Pour ce groupe sociologique, ce qui est authentique dans la vie politique du Gabon est nécessairement ce qui est dit par celui qui apporte présents et bienfaits de la ville pour agrémenter l’ordinaire.
Les trois univers sociologiques: l’univers virtuel d’internet, l’univers du citoyen lambda et l’univers du citoyen villageois ou de chantiers sont étanches au niveau du construit social de la réalité politique qui s’y développe. Même si l’on peut noter une interpénétration par des migrations temporaires d’individus d’un univers à un autre, chaque univers est un système de représentation clos, dynamisé par des réalités philosophiques singulières.
En effet, dans l’univers d’internet, le discours se caractérise par une quête du changement politique absolu. Même les adeptes d’internet proches du parti au pouvoir souhaitent voir prospérer un certain changement politique de fond. 80 % des sujets de l’univers d’internet, non partisans du parti au pouvoir et parfois apolitiques, fondent leur discours sur une quête d’éthique et d’une morale politique. Ils recherchent la démocratie absolue. Ayant pour la plupart vécus en Occident ou ayant été en contact avec les effets de la culture occidentale, notamment cette idée de liberté politique et de souveraineté du peuple, ils sont d’avis que seule une démocratie pure permettrait le pays de sortir de son enlisement politique sans considérer les étapes pour parvenir à cette démocratie pure, ils espèrent que du jour au lendemain les gabonais atteignent la maturité politique retrouvée en Occident. Puisque les institutions politiques existantes, du moins ceux qui incarnent leur autorité ne permettent pas l’éclosion de cette démocratie, ils adoptent des discours presque radicaux face aux politiciens qui n’incarnent pas dans leurs actes et leurs discours le changement politique souhaité. Dans leur idéalisme du changement politique absolu, ils sont comme dans une utopie. Ce qu’ils disent ou écrivent n’a rien à avoir avec le fait de la réalité de la politique telle qu’elle se pratique au quotidien à travers la confrontation des enjeux entre les tenants du pouvoir et ceux de l’opposition. La plupart s’opposent donc à tout compromis avec le parti au pouvoir et y voient comme trahison tout dialogue entre l’opposition et le pouvoir susceptible de créer des avances politiques. Il faut donc y noter une forme d’angélisme politique. En réalité, ils sont dans le monde virtuel.
Dans l’univers du citoyen lambda, le discours politique se caractérise par un pragmatisme qui prend sa source dans la réalité du politique au quotidien : ce qui est. La conception de la représentation politique est ancrée dans le réel et non sur des représentations idéalistes. Ainsi les citoyens sont prompts à accepter ou à composer avec le pouvoir indépendamment de la légitimité de ce pouvoir. La majorité des citoyens identifiés dans cet univers sont dans une logique non pas de savoir qui doit être président mais ce que celui qui est au pouvoir est à mesure de faire pour l’avancement du pays. Ils sont donc prêts à donner une chance au pouvoir, à condition qu’il ne rate pas son coup. Dans leur grande majorité, les citoyens lambda ne sont pas nécessairement militants ou supporteurs du parti au pouvoir. Plusieurs se disent d’une allégeance des leaders de l’opposition. Néanmoins, ils prennent acte de qui est au pouvoir et de ce qu’il dit vouloir faire avec ce pouvoir. Ils sont dans l’attente. Ils prennent pour étalon de mesure ce qui se fait dans le présent par rapport au passé. Pour cela, ce qui compte c’est le changement du quotidien et non du discours sur la légitimité politique. En fait, ils s'adaptent à la réalité et préfèrent le concret à des discours philosophiques et idéologiques qui ne peuvent porter des actions immédiates pour le changement du pays. Désabusés par des discours et des retournements de vestes politiques de plusieurs leaders, dans la quête du concret, la plupart sont en embuscade, voient la vie politique comme un concours d’opportunisme et moins comme une chose à considérer avec conviction.
Dans l’univers du citoyen villageois et de chantier, la représentation politique se caractérise par une absence de la maîtrise des enjeux politiques. Ils se représentent la politique à partir des liens socio-affectifs tissés avec les unes et les autres et non de convictions ou de philosophies propres. Aussi, le changement politique n’est pas une donnée en soi. La politique appartient aux gens de la ville et ne les concerne pas. Ils ne voient les politiciens que lorsqu’arrivent les échéances électorales. De même, puisque ce qui est dit des politiciens leur apparaît surréaliste ou non concret par rapport à leur vécu, ils ne sont pas intéressés par les discours. Ce qui importe pour eux c’est de faire ce qui est dit contre des dons concrets et immédiats.
Lorsqu’on analyse les représentations politiques des gabonais dans les trois univers de notre approche d’analyse, on constate que tous prennent pour réalité nationale ce qui est dit ou perçu dans chacun de leur univers. Ils ne conçoivent pas que d’autres pensent autrement ou autre chose. Il appert par rapport à cette non maîtrise des divers champs du possible de la réalité des autres gabonais une interprétation erronée du fait politique au Gabon. De cette mauvaise interprétation, il y a souvent comme un désenchantement lorsqu’on arrive dans un certain milieu et que l’on constate que ce que certains pensent du Gabon est loin du Gabon auquel les autres compatriotes pensent, aspirent croient ou vivent.
Au regard de la représentation politique de nos sujets d’étude, nous soutenons qu’il y a divers Gabons politiques dans le même Gabon. Il ne faut donc pas s’étonner du discours des uns et des autres et notamment de la force de conviction lorsqu’ils parlent du Gabon dans lequel certains ne se reconnaissent pas. Les discours peuvent apparaître surréalistes, ils sont pourtant le fruit d’une représentation effectivement authentique dans la conception de chacun.
Cette multiplicité des Gabons vient du fait que chaque gabonais, selon son univers politique, a fait son éducation de la chose politique par ses propres constructions de la réalité dans l’évolution politique du pays particulièrement depuis 1990. Aucune éducation politique n’a été faite à travers des discours politiques et un projet de société structuré. Participer à la vie politique directement ou indirectement a généralement été pour plusieurs gabonais être pour ou contre tel ou un tel autre. Or, le quotidien des gens n’est pas fondé sur des antagonismes mais sur des besoins concrets, des aspirations palpables. Ainsi, si le tribalisme l’emporte sur l’ensemble des facteurs partisans et politiques, c’est parce que les discours politiques et du fonctionnement les partis politiques ne déclinent aucune vision du pays autre que celle du lien de la parenté, du clan, de l’ethnie et de la région.
En conclusion, le but de notre étude était d’examiner les fondements de la représentation du politique de nombreux gabonais telle qu’elle se construit dans leur quotidien. Nous retenons qu’il est le fait de leur vécu et de la quête d’un meilleur Gabon. Les discours politiques qui sont véhiculés ici et là montrent que le militantisme politique forme une vision close, repliée sur l’ethnisme. Elle donne l’impression de l’existence d’une grande homogénéité culturelle, sociale et sociopolitique autour de certains leaders politiques. Rien de tout cela n’est tout à fait exact. Si les gabonais demeurent présents dans un certain discours politique, c’est parce qu’ils sont prisonniers d’une certaine façon de voir et de dire les choses. Lorsque l’on va au-delà du discours, on se rend compte que ce qui est dit sur l’ethnisme ne traduit en rien les réalités politiques qui cimentent les aspirations de nombreux gabonais, notamment ceux des régions multilinguistiques et multiethniques. Un discours politique qui offre une vision du pays et des promesses réels concrets et réalistes sont de nature à mobiliser la majorité des gabonais. Faut-il au préalable que les personnes porteuses de cette vision fassent preuve d’une certaine probité politique et intellectuelle.
Joël Mbiamany-N’tchoreret
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