Au Gabon, le pays vit une situation de tension politique latente, née d’un manque de consistances institutionnelles et de la confusion du cadre légal, dans lequel l’élection présidentielle anticipée de 2009 s’est tenue.
Le holdup électoral, qui a caractérisé cette élection et le processus de confiscation du pouvoir par un clan, fait naître des ressentiments occasionnant un repli politique identitaire. Ils privilégient l’appartenance politique ethnique au détriment de la citoyenneté. Plusieurs Gabonais se retrouvent alors engagés dans le débat politique selon un parti pris d’allégeance au leader politique charismatique de leur ethnique ou de leur région. Le militantisme qui en ressort reparti le pays en plusieurs blocs politiques selon l’appartenance ethnique des leaders les plus en vue de la scène politique nationale.
Le débat se focalise dès lors, non pas sur les enjeux du développement du pays, mais sur des positionnements tactiques en rapport avec la stratégie de la confiscation du pouvoir et des alliances éventuelles pour la contrecarrer. On note une construction socio-symbolique ethnique ou régionale au détriment de la citoyenneté républicaine. Le pays se retrouve alors dans une configuration où la politique est ethnicisée.
Cette configuration ne saurait en aucun cas empêcher la génération des tensions latentes improductives quant aux changements politiques sollicités par le commun des Gabonais. C’est pourquoi dans ce texte vous trouverez révélés quelques disfonctionnements du système politique actuel au Gabon. Nous proposons quelques pistes de solutions susceptibles de surmonter la situation d’embarras politique dans laquelle se trouve pris le pays.
L’échec de la politique de l’unité nationale
Le Gabon est composé de plusieurs ethnies. La construction de la Nation, qui débute en 1958 avec la proclamation de la République, est encore à l’état embryonnaire (Mayer, R. 1992). Si dans certains aspects, les individus se considèrent Gabonais, dans d’autres, notamment ceux qui font intervenir le sociopolitique, ils sont avant tout d’une ethnie avant de se considérer Gabonais (Ndombet, W.-A., 2009). Lorsque l’identité ethnique est en rivalité avec l’appartenance républicaine ou citoyenne, l’ethnicité l’emporte. Cette réalité est autre dans des pays où la construction de l’État-Nation est achevée (Mbog Bassong, 2007).
Au Canada anglais, par exemple, les individus sont d’abord Canadiens avant d’être de telles ou telles autres régions. Les principes fondateurs de l’État canadien puisent leur légitimité dans tous les Canadiens et le rôle que jouent les institutions judiciaires et démocratiques promeuvent une telle identification. Mais au Gabon, rien dans le fonctionnement de l’État n’a été de nature à instituer les bases d’une identification à la Nation au détriment de l’ethnie (Gaba, L. 2000). Au contraire, l’organisation politique et le fonctionnement de l’État mis en place au sortir de la colonisation ont favorisé l’ethnicisme et le régionalisme (Mbiamany-N’tchoreret, 1997).
L’ethnicité : élément d’organisation et du fonctionnement de l’État
En Occident, la Nation a précédé l’État, il faut même dire que la Nation est l’élément constructeur de l’État. Par contre au Gabon, l’État a précédé la Nation. Suite aux indépendances des anciennes colonies, les théories développementalistes mises en place pour donner naissance à ces pays ont posé l’État comme l’élément constructeur de la Nation (Issaka K. S., 2007). Il était attendu que l’organisation politique devant dynamiser le fonctionnement de l’État crée une cohésion sociopolitique pour faire éclore une conscience d’appartenance nationale. Cette construction est un échec (Mbiamany-N’tchoreret, 1997). Il s’explique par l’inconsistance de l’État dans ses fondements et son mode de fonctionnement sociopolitique (idid.).
En effet, lorsque le président défunt Omar Bongo Ondimba succède à Léon Mba, son besoin de confiscation du pouvoir le conduit à proscrire le multipartisme et à instituer un parti unique, le parti (Démocratique Gabonais, PDG) (Mbiamany-N’tchoreret, 1997). Il voulait créer une unité politique nationale, le multipartisme étant vu comme source de divisions politiques. Parce que, la représentation politique ne pouvait être faite sur la base de concurrence politique multipartiste, le président Bongo Ondimba, agissant en chef patrimonial, s’est arrogé le droit de désigner les représentants du peuple sur une base de cooptation (Tshiyembe Mwayila, 1990).
En chef patrimonial, pour éviter que certaines ethnies du pays se sentent exclues du gouvernement, le système politique du monopartisme qu’il met en place prend appui sur l’équilibrisme ethnique (Mappa, s.,1998 & Bayart, J. 1989). Les leaders de chaque région susceptibles de faire preuve d’une notoriété auprès de leur ethnie étaient désignés pour la représenter dans l’administration publique et manifester le soutien à Omar Bongo Ondimba, chef de l’État (Mbiamany-N’tchoreret, J, 1997).
La capacité de mobilisation de son ethnie et de sa région dans l’expression de la fidélité au chef de l’État deviendra l’enjeu de l’action politique des leaders cooptés. Dans la joute politique qui prend corps, les stratégies politiques ne visent pas les défis du développement du pays mais la capacité de mobilisation de sa communauté ethnique à la légitimation du pouvoir du chef de l’État. Le clientélisme sera le mécanisme de cette légitimation politique.
Le clientélisme politique ethnique
Pour bénéficier de l’appui des siens, en l’absence d’un État de droit garant des droits et intérêts de tous les citoyens et de la saine gestion du bien public, le leader ethnique ou régional s’approprie les prérogatives, les ressources et les privilèges de sa fonction (Tshiyembe Mwayila, 1990). Cette appropriation est assortie d’une redistribution concomitante auprès des membres de son ethnie et de sa région à des fins de conquêtes politiques (Bayart, J.-F. 1993). Dans le processus, il importe moins d’assurer le fonctionnement de l’État conforme aux principes de management et du développement du pays que de préserver l’appui de son ethnie et de sa région à sa personne et par ricochet au chef de l’État (ibid.).
Cette pratique du politique a construit la conception que l’appartenance à l’État, à la Nation passe préalablement par son attachement au leader politique de son ethnie. En cela, l’organisation politique pour le fonctionnement de l’État s’est enracinée dans des affections sociopolitiques et socio-affectives spontanées à l’égard du leader de son ethnie ou de sa région et du chef de l’État : c’est l’ethnicisme.
Assurément, dans le processus d’affections politiques spontanées, l’ethnicisme a engendré des traits, des objets et productions symboliques dans lesquels un individu se reconnaît socialement et par lesquels il se fait reconnaître dans son rapport à l’État. On note là des caractérisations sociales qui ont eu pour effet, sinon pour fonction, de singulariser l’individu dans un groupe sociopolitique par rapport à la communauté nationale. (Bouchard, G., 2001 & M’Bokolo, A. 1999).
En tant qu’entité de reconnaissance identitaire collective d’un groupe d’individus, l’ethnie est pour cela propulseur de particularités qui s'articulent par des références de différenciations socio-affectives porteuses de représentations. Elles guident des modes de comportements face à la chose politique. Weber définit les groupes ethniques dans ce contexte comme nourrissant une croyance subjective à une communauté d’individus fondée sur des similitudes d'habitus ou de politicus de sorte que cette croyance devient le référent existentiel politique des individus, peu importe qu'une communauté de sang existe ou non objectivement (Économie et Société, 2, Agora-Pocket, 1995).
Les identités politiques ethnicisées
Au regard de l’habitus ou du politicus, l’ethnicisme conduit l’individu à manifester un comportement socio-affectif centré sur la subsistance parce que, contrairement à un État de droit où les droits des citoyens sont préservés et qu’il existe des mécanismes efficaces pour entrer dans son bon droit, dans l’État gabonais encore soumis à l’empire de quelques individus et de la violence de l’accumulation primitive des ressources et des services de l’État, il importe aux citoyens d’être soumis à la volonté du leader politique de son ethnie ou de sa région (Bayart, J.-F., Hibou, B. & Stephen, E., 1997). Il pourra le cas échéant négocier pour lui ses droits citoyens.
Le citoyen ne peut donc appuyer un autre leader que celui de son ethnie car il n’a aucun construit identitaire avec lui-même et ne peut compter sur lui pour résoudre ses problèmes sociaux. L’ethnicisme porte pour ce faire les propriétés identitaires de dépendance relative à la subsistance socio-économique incompressible. Il est pour cela à la fois l’unité familiale dans laquelle on trouve la sécurité de subsistance, d’accession aux bénéfices de l’État et pour sa survie sociale (Amselle, J-L., M'Bokolo, E.,2007; Augé, E., 2005, Auracher, T., 2001 & Mayer, R. 1992).
Au regard de cette dépendance, les individus ne se plient pas aux calculs habituels du militantisme politique retrouvés dans les États modernes. Ils s’engagent dans l’auto-identification sociopolitique. De même, s’ils sentent que leur action politique à l’égard de leur leader ethnique ne peut rapporter les gains politiques souhaités par l’ensemble du pays, prisonniers des logiques identitaires socio-affectives ethniques, ils adoptent des comportements opposés à l’intérêt de l’ensemble de la Nation et même parfois à leurs propres intérêts.
Voilà la configuration sociopolitique et affective du Gabon telle qu’elle a été formatée sous Omar Bongo Ondimba.
Le décès du président Bongo ouvrait des perspectives de gouvernance autre pour le bien-être de l’ensemble des Gabonais. Nous constatons malheureusement, malgré le départ du président Bongo, la valorisation politique des pratiques qui ont piégées le pays dans la misère. Avec raison, comment en aurait-il était autrement : la scène politique est toujours composée des mêmes acteurs avec les mêmes pratiques, les plus jeunes faisant aussi bien, sinon mieux, que les plus vieux dans le clientélisme politique.
De l’ethnicisme des leaders politique gabonais
Le paysage politique gabonais actuel a été construit par Omar Bongo Ondimba. À l’instar du président défunt, l’ensemble des leaders politiques gabonais fonctionnent en chefs traditionnels. Dans sa thèse sur l’État en Afrique noire, Jean-François Médard (1993) y voit un mode de comportement basé sur une forme de domination personnelle, emprunt à la tradition. Ces comportements sont le résultat des caractérisations politiques patrimoniales. Lorsque le chef patrimonial meurt, il importe aux héritiers de perpétuer les pratiques ancestrales. Il en va de leur propre existence.
Dans ce genre de régime, les fils naturels croient qu'ils sont plus légitimes que les fils adoptés. De ce fait, les conflits internes peuvent prendre l'aspect de véritables luttes à mort pour l'occupation des espaces privilégiés de pouvoir. Chacun cherche à faire valoir son héritage politique qui, même lorsqu’il est contraire à l’intérêt national, est mis de l’avant pour se conférer le droit politique successoral. Car ce qui importe ce n’est pas de faire prévaloir des qualités de vertu personnelle, mais l’héritage du chef traditionnel et les attributs de son pouvoir.
Au demeurant, une fois au pouvoir, l’héritier politique aura à reproduire les comportements et les réflexes politiques par lesquels il a été façonné. Avec raison, il n’est pas une personne nouvelle (Tshiyembe Mwayila, 1990).
Par rapport à la caractérisation du paysage politique, le chef, qu’il soit chef de l’État, chef du parti de l’opposition ou chef de l’ethnie, traite toutes les affaires comme s’il s’agissait «de trucs personnels», de «propriétés privées» (Médard, J.-F., 1989). Il ne se considère pas comme un simple individu appelé à servir humblement la nation. Il se croit Prince, ou les gens de son entourage le fait croire qu'il est un Prince n'ayant aucun compte à rendre par rapport aux stratégies politiques qu’il adopte.
Aux commandes de l’État, l’héritier politique agit en chef suprême. Il se considère au-dessus de la Constitution. Quand cette dernière l'empêche de faire ce qu'il veut, il cherche tous les arguments pour la faire amender grâce à l'aide d'un parlement «j'approuve». C'est cette logique qui explique pourquoi Ali bongo a modifié la Constitution sans réel débat.
Lorsque le chef patrimonial n’est qu’un simple chef du parti, la charte constitutive du parti fait de lui un chef inamovible. Il ne respecte les instances et les procédures du parti que pour mieux asseoir son pouvoir.
À cause de son infaillibilité, son autorité n’est jamais contestée et encore moins les stratégies politiques qu’il adopte. Il fonctionne avec un groupe restreint, dont les plus proches sont des membres de sa famille, de son clan ou de sa loge. Selon l’analyse que Médard (1989) fait des écrits de Weber, le chef patrimonial regroupe, dans son fonctionnement des pratiques comme le clanisme, le népotisme, le tribalisme, la corruption, la gabegie, etc.
Toutes ces pratiques sont le lot de confusions qui empêchent les leaders politiques gabonais à avoir une maturité profonde pour l’intérêt supérieur de la nation (Mbiamany-N’tchoreret, J. 1997). Ils n’abordent la chose politique qu’avec une vision partielle à court terme. Plongés dans les logiques de l’ethnicisme, au lieu de travailler pour implanter les structures nécessaires au changement politique, ils s'attardent à critiquer les politiques du gouvernement sans réellement constituer une alternative crédible, puisque nullement habité par une vision profonde du changement politique qu’il vente.
Sa contestation politique s’apparente à une lutte d’influence par rapport au parti au pouvoir pour conquérir l’assentiment de l’ensemble des membres qui s’identifie à son ethnie ou à sa région. De la même façon, le parti au pouvoir au lieu de conduire le pays dans une véritable politique consensuelle pour le faire avancer, s’adonne au jeu du positionnement ethnique en vue de contrecarrer son ou ses adversaires dans l’opposition. Le peuple, dans tout cela, plongé dans le socio-affectif politique, attend de courir après chaque conseil de ministre, acheter le journal officiel pour voir lequel, des membres de leur ethnie, a été nommé aux fonctions de l’État.
En définitive, les Gabonais sont prisonniers du système politique hérité d’Omar Bongo.
En vérité comme on peut le voir, l’enjeu politique n’est pas la formulation des politiques de développement et la mise en place du fonctionnement harmonieux des institutions pour faire avancer le pays. Il s’agit plutôt d’un côté de s’accaparer le pouvoir, de le confisquer et de faire jouer les alliances ethniques ou régionales par des nominations stratégiques afin de conquérir les populations par le jeu du clientélisme ethnique.
De l’autre côté, de prendre appui sur sa région ou son ethnie et faire valoir sa mise à l’écart du jeu pouvoir comme étant celle de sa composante ethnique. Pour cela, puisque le comportement socio-affectif et sociopolitique institue l’individu à l’État par rapport au leader politique auquel il s’identifie et de la représentation politique que ce leader en fait de sa condition, lorsque le leader politique manifeste son mécontentement ou considère que le pouvoir lui a été volé, les individus de la communauté dont il fait partie se considèrent également avoir été volé.
Par conséquent, le comportement qu’affiche le leader politique se déteint dans sa communauté ethnique. Les oppositions politiques entre les leaders sur la scène nationale deviennent ainsi des oppositions entre ethniques, entre régions du pays. Ces oppositions cristallisent le débat politique et jette le soupçon et la suspicion. Tout changement politique d’un individu ou toute critique de son camp est vue comme une trahison politique. De peur de se voir affubler les stigmas de traite, chacun se préserve de critiquer, de dire ce qui ne va pas. C’est dans cette loi de l’omerta, que les Gabonais s’observent. Le silence est vertu. Le pays est figé. Les uns attendant le faux pas des autres. Entre-temps, la misère fait son chemin et le pays sombre dans la pauvreté. C’est là une gouvernance politique stérile.
De cette gouvernance politique stérile comment s’en sortir?
Il faut la mise en place d’une constituante. Elle ne se fera pas en l’absence d’une pression politique des uns et des autres. La constituante aura le pouvoir de modifier la Constitution pour instituer un État de droit seul mécanisme de changer le rapport qu’a le citoyen avec l’organisation et le fonctionnement politique de l’État.
Car il faut reconnaître que le désordre politique, la mal gouvernance, provient de l’ethnicisme comme mode d’organisation politique et du fonctionnement de l’État. Les constituants élaboraient cette charte dans l'intention d'offrir un cadre normatif pouvant aider à faire la politique à partir de nouveaux réflexes, de nouvelles mentalités et de nouvelles pratiques par rapport à ceux qui sévissent. La réalisation d'élections libres, honnêtes et indépendantes doit être l'une des obsessions desdits constituants, et c'est pour cette raison qu’il faut prendre la précaution de penser à la création d’une entité électorale indépendante et autonome du pouvoir exécutif et que les critères de désignation de cette entité se fassent de manière consensuelle sous l’arbitrage d’un comité international.
Il ne faut pas se leurrer, le pouvoir en place, plongé dans le paysage politique patrimonial et faisant jouer les réseaux ethniques et régionaux, ne prendra pas le risque de convoquer une constituante. Il n’a pas d’intérêt à le faire. Il faut donc aux forces du changement d’user de pression pour installer un climat politique qui contraigne tous les acteurs politiques à entrer dans le débat du changement nécessairement souhaitable.
Joël Mbiamany-N’tchoreret.
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