Il y a quelque dix jours, le porte-parole du gouvernement du Gabon affirmait que le président Ali Bongo Ondimba (ABO) avait décliné la demande de la tenue d’une Conférence nationale souveraine faite par une partie de l'opposition, la société civile proche de l’opposition et la diaspora gabonaise politiquement active. Une telle réunion étant la solution pour sortir d’un pays d’une situation de crise politique. Or, selon le porte-parole de la présidence de la République, le Gabon n’est pas en crise.
La crise est un mot à la mode ces jours-ci pour expliquer la plupart des déséquilibres, économiques, politiques, économique ou sociaux. Une journée ne passe pas sans qu’on entende les médias du monde entier parler de crise d’espoir, crise du système financier international, crise du système bancaire, crise du marché alimentaire, crise des régimes politiques arabes, crise du logement, crise du marché automobile, crise économique, crise politique, crise sociale, crise du système éducatif, crise du transport aérien, crise de l’électricité, crise de l’énergie.
Depuis la fin des années vingt, le mot crise dans les phénomènes sociopolitiques est utilisées pour traduire un événement caractérisant des contradictions ou des incertitudes qui nécessite la rupture complète de l'équilibre d’un système qui favorise un paroxysme de souffrances. La sortie de la crise la plupart du étant la rupture de l’évolution du système pour faire naitre un autre processus d’évolution.
Un pays tout entier n’est pas en crise lorsqu’il n’existe qu’une crise sectorielle dans le fonctionnement de l’ensemble de la société. Quand on dit qu’un pays est en crise, on fait référence à une situation de multiples crises : les effets d’une crise dans un secteur de la société entrainant une autre crise dans d’autres secteurs du fonctionnement de la société. Les crises sont dès lors reliées les unes aux autres. Pour en sortir, Michel Roux (« Sortie de crise ou crise de sortie ? Impacts de ce contexte sur les modèles d’affaires de la sphère financière », VSE n° 189, décembre 2011, pp. 62-74) dit que la solution à mettre en œuvre doit s’appliquer à la source de la crise principale.
Au Gabon, la plupart des observateurs sont d’avis qu’il existe une crise du logement, une crise de l’électricité, une crise d’eau, une crise dans le système de transport (absence d’un réseau routier adéquat et de transport en commun), une crise dans le système éducatif, une crise dans le système de santé, une crise alimentaire, une crise sociale (crime rituels, taux élevé d’abandon d’enfants aux mères célibataires), crise morale, crise du système judiciaire, crise institutionnelle. Toutes ces crises étant reliées entre elles, le pays serait en crise.
Un pays c’est une Nation, un territoire et un État. Lorsqu’un pays est en crise, c’est son mode d’organisation sociopolitique qui fait défaut. Il y a une inadéquation entre les individus et le cadre institutionnel qu’ils se sont donné pour se gouverner. On parle de crise politique. Elle est à la fois une crise institutionnelle et des crises socio-économiques multiples.
Quelle est la source de la crise politique gabonaise?
Les causes de cette crise sont complexes et s’entrecroisent à la fois dans l’espace et dans le temps. Il faut remonter à l’année 1959, suivant les débats conduisant à l’indépendance politique du pays. Au début des années soixante, le système politique qui prévaut au pays est un système parlementaire, plus ou moins similaire au modèle américain. Le parlement dispose non seulement du pouvoir législatif, mais aussi d’un quasi droit de véto sur l’action du président de la République. À l’époque, la fonction de premier ministre est inexistante. Le président de la République est chef du gouvernement. Les députés de l’opposition qui s’opposent aux accords de coopération signés avec la France pour l’indépendance du pays mettent des entraves dans le fonctionnement du gouvernement.
Excédé, le président de la République, aidé de ses alliés, les forestiers français au Gabon, change unilatéralement les prérogatives de fonctionnement l’Assemblée nationale s’adjuge quelques-unes de ses prérogatives. Pour contrecarrer ce coup d’État constitutionnel, des éléments de l’armée et quelques députés décident de mettre le président de la République aux arrêts. L’armée française intervient et restaure le président dans ses fonctions. Les opposants au président Léo Mba sont mis aux arrêts et les autres fuient en exils pour se prémunir de sa revanche. On est dans une situation de monopartisme de facto. Trois ans après le coup d’État raté, le président Léon Mba meurt. Omar Bongo Ondimba, vice-président, devient président de la République. En mars 1968, il constitutionnalise le monopartisme.
Le pays étant peu peuplé, la manne financière qui provient de l’exploitation des ressources du pays permet au monopartisme de ne souffrir d’aucune contestation sociopolitique. L’exploitation du bois, la construction du chemin de fer, les chantiers d’exploitation du pétrole et des ressources minières donnent une puissance économique au pays. Elle entraine une vie sociale et culturelle qui cache les carences d’une absence démocratique et d’une bonne gouvernance du pays.
La fin de la construction du chemin de fer en 1986, la chute du cours du pétrole et le ralentissement des activités des entreprises minières mettent sur le chômage des milliers de personnes. Ne pouvant plus bénéficier de la couverture sociale et médicale des sociétés qui les employaient, elles vont lourdement peser sur le système de santé publique qui rend l’âme au milieu des années quatre-vingt-dix.
La crise économique du début des années quatre-vingt, combinée au ralentissement des revenus pétroliers et de la gestion calamiteuse des ressources financières handicapent les capacités de l’État à subvenir convenablement à ses charges sociales, celles de la construction et du renouvellement des infrastructures : les routes, les ponts, le logement; le renouvellement des systèmes d’adduction d’eau et de production de l’électricité; celles de la sécurité publique et celles du développement économique en général.
De ce fait, l’État voit l’augmentation constante de la population scolaire, mais a de la difficulté à relever le défi adéquatement : la population enseignante ne croissant pas au même rythme que de celle des élèves, le nombre et la qualité des infrastructures scolaires figée : c’est le début de la surpopulation dans les salles de classe. L’impuissance des enseignants à répondre adéquatement aux besoins d’apprentissage des élèves à cause de la surpopulation des effectifs dans les salles de classe, les résultats scolaires se font médiocres. C’est la crise du système scolaire.
À la fin des années quatre-vingt-dix, le système scolaire est effectivement en lambeaux. Il perd ses repères. Les tentatives de réformes, sans toucher aux causes de la sa faillite n’y changeront rien. Au contraire, mal adaptés, ils aggravent la situation déjà précaire. Comme les rats qui fuient un navire qui chavire, les plus fortunés envoient leurs enfants s’instruire à l’extérieur du pays. Les moins fortunés incapables de faire autant, envoient leurs enfants dans un système d’école en constant délabrement.
Les enseignants qui souffrent des conditions de pratiques scabreuses, revendiquant les conditions de travail à peine acceptable entrent en conflit avec leur hiérarchie. C’est le début des grèves à répétitions des enseignants à l’école primaire et à l’école secondaire. À l’université, les étudiants et les professeurs font autant pour les mêmes raisons.
Les remèdes ponctuels et occasionnels mis en œuvre pour endiguer ces grèves ne feront que repousser d’une année à une autre les soubresauts dans le système éducatif. D’une année à une autre, les grèves se font récurrentes et plus perturbantes pour la fréquentation scolaire.
Durant la construction du chemin de fer, les activités villageoises alimentaient les chantiers et l’achat des produits agricoles était de bon marché. Malgré le coût peu élevé de la banane, du manioc, des taros et les autres produits alimentaires consommés par les Gabonais, la présence des chantiers favorisait la détention d’un certain pouvoir d’achat et d’un certain enrichissement. Les parents pouvaient facilement ainsi subvenir aux besoins matériels de leurs enfants et de leur éducation.
La fin des chantiers de construction du chemin de fer, de la construction de routes et des entreprises connexes privent les villageois des débouchés de leurs produits. Ils perdent leur pouvoir d’achat. Ils ne sont pas en mesure de subvenir aux besoins de leurs enfants.
Les villageois désertent les villages pour se rapprocher des grands centres urbains du pays. L’exode rural provoque la paupérisation des villes où plusieurs personnes doivent désormais compter sur un salaire. La survie dans ces conditions entraîne le chacun-pour-soi. Les familles se disloquent, la jalousie entre frères, entre frères et sœurs introduit la sorcellerie. Les gens ne meurent plus de causes naturelles, c’est la faute du frère, de l’oncle, de la tante, du père, de la mère, du grand-père, de la grand-mère. C’est le début des grands conflits et des crises de la famille élargie.
Par rapport à ces crises, la survivance familiale entraîne les égarements, dans ses études, dans son emploi. Les jeunes gens, abandonnés à eux-mêmes observant le mauvais exemple des gouvernants du pays, ne tardent pas à monnayer leurs charmes, vivre de multiples relations amoureuses. La polygamie et la polyandrie sont la norme. C’est la décadence des mœurs, la perte des valeurs morales d’autrefois, tous les rapports sociaux, professionnels, amicaux se font sur la base d’un échange matériel.
La lourdeur de la survie entraîne dans l’administration publique la corruption. Elle a pour effet de pervertir le service public. C’est la crise de l’administration. L’obtention d’un document gratuit se fait à l’échange de gain financier ou d’un privilège. Les rapports à l’État deviennent ainsi des rapports marchands ou sexuels.
Face à toutes ces infamies, quelques-uns, une infime minorité, monopolisent la vie politique pour s’enrichir et enfermer la grande majorité des citoyens dans la torpeur de la misère.
Vers le milieu des années quatre-vingt, les contestations politiques du monopartisme apparaissent. À la fin de cette décennie-là, le chef de l’État, Omar Bongo Ondimba, voyant se former un mouvement de contestation d’envergure contre le monopartisme, convoque la tenue de la conférence nationale. Il veut revoir le mode de fonction politique et de la gestion économique et sociale du pays. La Conférence nationale entérine le principe du multipartisme.
Néanmoins, malgré l’instauration du monopartisme, le fonctionnement politique du pays est celui du parti unique. Car le président de la République détient encore l’ensemble des prérogatives des pouvoirs de l’État. Il en use pour empêche le fonctionnement démocratique du pays. Ce qui a le désavantage de priver le peuple de son pouvoir souverain, d’empêcher l’enracinement de la démocratie et donc de favoriser la mauvaise gouvernance. De 1990 à 2009, cette mauvaise gouvernance amplifie les souffrances et les tourments des populations.
Aujourd’hui effectivement, contrairement à la fin des années quatre-vingt, il est difficile de trouver de l’eau potable. Les populations vivent tous les jours les délestages d’électricité; les résultats scolaires sont de piètre qualité. Les malades doivent recourir à des cabinets ou des cliniques privées pour se faire soigner; les routes sont quasi inexistantes. Il y a une pénurie du logement. L’État est presque en situation de cessation de pays. Le pouvoir d’achat des populations a disparu. 30% de la population est au chômage. En somme tout va mal.
Le décès du président Omar Bongo Ondimba en 2009 avait donné un certain espoir. Pourtant le coup d’État électoral par ceux qui confisquent l’État fera évanouir cette espérance. Ali Bongo Ondimba le fils du défunt président prendra le pouvoir envers et contre tous les Gabonais, du moins 85% d’entre eux. Pour contester cette usurpation, les populations descendront dans les rues manifester leurs cris de colère. Ces cris seront étouffés par la mise en cadence de l’armée. Depuis, l’armée est omniprésente dans les rues pour maintenir intact le dictat de la force illégitime. C’est la crise politique.
En vérité, craignant qu’un soulèvement populaire en vienne à bout du système politique en place, le parti au pouvoir multiplie les actes d’oppression à l’égard des leaders d’opinion et les leaders politiques. Dans cette foulée, l’un des principaux partis de l’opposition est dissout en juillet 2011. Cette dissolution met une grande partie de la population dans le désarroi et le tourment politique. Le décès de l’Opposant historique Pierre Mamboundou Mamboundou en 2011 a agrandi le nombre des Gabonais désorientés politiquement. En effet, plus des deux tiers des Gabonais ne se reconnaissent pas dans le pouvoir établit.
En somme, l’observateur le moins attentif qui arrive au Gabon aura besoin de moins d’une semaine pour se rendre compte que dans presque tous les secteurs de la vie socio-économique rien ne fonctionne normalement. En cela, si l’on considère que la crise dans un pays est la juxtaposition d’un ensemble de dysfonctionnement dans la plupart des secteurs d’une société, on peut convenir d’état de crise. De même, lorsque l’état de la société est une situation de tourment économique, social et politique et qu’une telle situation entraîne des conditions de vie déplorable de plus de 30% de la population, on peut aussi convenir qu'il y a crise. Car il y a effectivement dans une telle situation, des contradictions et ou des incertitudes qui favorisent un paroxysme de souffrances. La crise étant en cela considérée comme une situation critique nécessitant un changement du mode fonctionnement habituel de la société. Pour éviter que le pays ne s’écroule complètement, il faut sortir de cette situation de paroxysme de souffrance. Faut-il préalablement arrêter de faire l’Autriche. « Dieu ne nous a pas donné ce pays pour ne faire ce que nous en faisons »!
Joel Mbiamany-N'tchoreret
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