Le terme utopie nous vient de Thomas More (1478-1535) d’après le titre de son œuvre Utopia. Pour baptiser son oeuvre de la sorte, il avait élaboré l’utopie comme la construction de notre imaginaire pour une chose qui ne peut réellement exister, mais que nous imaginons l’existence du fait d’un besoin d’évasion ou de recherche de confort pour apaiser nos angoisses. Dans son ouvrage, Thomas More décrit une île imaginaire formant un État idéal, inspiré par la République de Platon.
La servitude dans laquelle les gens vivaient dans l’Antiquité grecque : travaux forcés de 15 heures de besogne par jour, où la propriété privée déterminait les droits citoyens et où la non-possession de propriété entrainait esclavage, voulant à tout prix semer le bonheur, Platon y rêvait d’une République où l’on ne travaillerait que six heures par jour, où le travail forcé serait banni et où règneraient l'égalité citoyenne et la vertu. Par rapport à cette République idéale de Platon, dans un récit de voyage, Thomas More décrit une société où les choses vont bien, une société où règne l’harmonie.
Pour une telle conception des choses, Brossard (2002) dit que l’utopie nait d’un dégout, d’un inconfort face à ce qui existe. Elle est donc le fait d'imaginer qu'il peut exister autre chose que notre société actuelle et que cette existence est souhaitable. L'ambition de ceux qui construisent des utopies est de nous plonger dans l'élargissement du champ des possibles et l'exploration imaginaire de la quête de ce qui doit ou aurait dû être. Dans la traduction qu’ils font de leurs rêves, utopiques, la fiction est un procédé pour parler de ce qui ne peut exister en vrai. De sorte que, plus l’écart entre ce qui est réel et ce qui est impossible est important, plus la fiction présentée apparait quelque chose de réalisable. L’impression du possible naitrait de l’émerveillement provoqué par l’imaginaire de l’autre en nous. Plus nous sommes d’espérés, plus nous avons besoin d’espérance et plus ce qui est raconté rejoint nos espérances et plus nous sommes enclins à l’intérioriser parce que nous le souhaitons vivement. Même dans nos doutes, puisque cela est souhaité, tout en critiquant l’invraisemblance de la chose, puisque l’utopie permet de faire prendre conscience que d'autres formes d'organisation et modes de vie sont possibles, nous y maintenons un certain intérêt.
Mais en vérité, une utopie reste une utopie : un fantasme. Le plus proche que nous pouvons nous approcher de la réalisation de ce fantasme est la saisie de la description du canevas de ces situations plausibles, mais qui par rapport à la réalité concrète n’est qu’une affabulation.
Ali Bongo est habité d’une conscience comme le sont la plupart des gens normaux. Lorsqu’il prend conscience de la richesse du Gabon, particulièrement du gâchis que le Gabon fait par les siens et leurs amis, il est pris de remords, de douleur et d’angoisses. Ces sentiments le plongent dans une rêverie réparatrice de tout le mal fait aux Gabonais, au pays, à la Nation. Il s’invente un certain Gabon émergent : on y voit des autoroutes de villes occidentales, des grandes industries, des grands centres culturels et sportifs, un système de santé avant-gardiste, une agriculture florissante, un système d’éducation où s’élèvent des esprits géants, un système de transport qui limite au minimum des distances entre toutes les capitales provinciales. C’est un pays où les animaux sauvages que sont les pédégistes côtoient les humains (nous autres) en toute harmonie.
Dans cette société en effet, les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, sont inexistantes. L’État partage les ressources de façon équitable. Il n’y a pas de tribalisme ou clanisme. Les gens occupent des fonctions et des charges de l’État en fonction de leurs compétences et leurs qualifications. La primauté du droit protège de l’arbitraire et des injustices du plus fort. De la paix sociale qui y règne, les âmes des gens sont aussi vastes et aussi pures que la coupole du ciel qui enveloppe le pays. Le souvenir des mil mauvaises choses faites par les pédégistes est disparu de l’entendement des Gabonais comme de ce son, affaibli et diminué, de cette cloche d’église disséminée dans l’oublie du temps, et dont la douleur imperceptible parait loin, si loin qu’on a l’impression qu’aucun mal ne fut jamais fait.
Cette sensation solennelle d’une réalité qu’Ali Bongo sait impossible cause en lui un grand besoin d’humanité qui le plonge dans une joie mêlée de peur. Bref, grâce à l’enthousiasme beauté d’un monde dont il sait que le PDG aurait pu donner aux Gabonais, il s’enivre de rêveries qui l’amènent à parler des choses que seulement lui, son entourage et ses courtisans considèrent être une réalité. Franchement, le Gabon émergent, non, mais... il faut entendre dire pour voir jusqu’où l’être humain peut se souler de ses rêveries.
En cela, par rapport à cette idée d’émergence, disons qu’au Gabon nous vivons en utopie. Non, ce n’est pas l’utopie de nos rêves, mais c’est une utopie quand même, la leur. Eux, ce sont ceux qui ont un jour, à la suite de conversations absurdes autour de quelques craquelins, imaginé comme cela de faire émerger le Gabon enfoui dans 43 ans de misère et de tutelle française. Ils avaient parlé d’un certain avenir en confiance. Ils parlaient sans doute de leur propre avenir : vivre dans l’opulence, voyager sans limites, festoyer à volonté, utiliser toutes les ressources du pays à leur guise, commander, vivre au-dessus des lois comme s’ils étaient dans un royaume conquis par leurs ancêtres au prix de lourds sacrifices. Et cette utopie, il l’a réalisé, sous nos yeux.
Comment imaginer que, dans ce pays où la misère et la souffrance fréquentent nos regards, parfume notre odorat, nous en sommes arrivés à supporter de voir des enfants gâtés parler des choses qui apparaissent comme des blagues. Et cela nous semble normal! Enfin, je dis “nous”, mais certains effectivement se réveillent et se disent que cela n’est pas normal et qu’on pourrait arrêter de faire comme si ce qui se passe ne nous concerne pas. S’il ne s’agit que leur propre vie, nous nous serions contentés d’un haussement des épaules en guise désintérêt à leur bêtise. Mais bon sang, c’est de la République, de la Nation et de l’avenir du Peuple dont il est question. Arrêtez de regarder ailleurs et de faire semble que ça ira bien. Ça n’ira pas bien.
Ainsi parlait Joël M-N
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