samedi 5 février 2011

Le mal politique gabonais

Le mal politique est un concept développé par Hanna Arendt (1945) pour décrire le régime totalitaire nazi et, un peu plus tard, le régime communiste soviétique suite aux horreurs du goulag sibérien.

Il fait notamment référence au caractère déshumanisant qui conduit quelques-uns à mettre leurs semblables en esclavage, à la mort directe, par la souffrance en vue d’assouvir leur volonté de domination politique (Arendt, 1989 et Corten, 2001). Il résulte de la banalisation politique des actes contraires à la loi de la nature, à l’essence de l’humanité (Sartre, 1949).

L’emprunt du concept de mal politique d’Arendt vise, dans le cas du Gabon, à révéler les causes de l’incarnation des comportements qui favorisent chez de nombreux compatriotes l’autisme politique pour soutenir des individus qui violent la Constitution; ces individus qui exercent sur le peuple une domination politique par la violence et la gouvernance par la souffrance, qui nient à leurs compatriotes le droit de se gouverner selon leurs propres choix politiques pour les maintenir sous leur joug. Comment un tel soutien contre nature est-il possible?

Telle que l’écrit Arendt (1953), l’horreur du nazisme a été si inconcevable qu’il a fallu, pour des personnes éclairées, comprendre les fondamentaux qui ont permis le développement de l’esprit généralisé du mal envers son prochain.

De la même façon, nous cherchons à comprendre comme des gens animés d’humanités soutiennent-ils au Gabon un système politique qui entraîne des gens à mourir chaque année prématurément à cause de la mauvaise gouvernance, les crimes rituels, l’arbitraire politique et l’absence d’empathie des politiques à l’égard du peuple.

L’examen du concept de mal politique d’Arendt permet d’esquisser un essai de réponse. La tyrannie du totalitarisme a résulté à des pratiques sociopolitiques incestueuses entraînant une perte généralisée de la morale. Elle induit un autisme qui amène à banaliser le mal politique.

La banalité du mal politique

Pour saisir comment le nazisme a pu trouver racine chez la grande majorité des Allemands et conduire à la déshumanisation, Arendt (1953) a suivi le procès de Nuremberg. Mais son intérêt, pour comprendre comment l’homme devient la bête de son prochain, a surtout porté sur le procès du criminel de guerre nazi d’Eichmann à Jérusalem. À la suite de ce procès, un rapport a été rédigé : rapport sur la banalité du mal. Dans ses conclusions, le mal politique se manifeste par une forme de banalité de ce qui est mal par des gens biens.

La banalité est un phénomène anodin. Par exemple le fait pour un militaire haut gradé allemand de passer en voiture et voir un soldat nazi frapper un prisonnier juif. Il n’intervient pas considérant qu’il s’agit que d’un cas isolé. Selon Arendt, la multiplication de ce genre de banalisation d’incidents isolés a institué dans la conscience individuelle et collective des façons de faire qui sont devenues, sous l’effet de leur répétition et de l’absence de désapprobation, un mal insinué.

Au Gabon, on a pu constater des détournements des biens de l’État et des actes de violation de droits humains isolés. Au départ anodins et insignifiants, ces détournements et ces violations des droits humains devenant habituels ont envahi toutes la sphère institutionnelle pour incarner des façons de faire naturelles. Les personnes susceptibles d’intervenir pour faire disparaître ces actes, considérant qu’ils étaient mineurs, ne l’ont pas fait. Elles dénoncent ces actes non pas parce qu’ils sont contraires à ce qui est juste et qu’il faut agir pour les interdire mais pour réfuter leur responsabilité et la rejeter sur d’autres compatriotes.

Ainsi, depuis une quarantaine d’année Bongo et ses ministres passaient à la télévision pour décrier la mauvaise gestion. Dans leur discours, le mal politique fait au peuple, à la Nation apparaissait tellement anodin et insignifiant qu’on a l’impression qu’ils discutent des choses aussi simples que le temps qu’il fait.

En vérité, les personnes en mesure d’arrêter le mal utilisent la langue de bois. Elles évacuent de leur conscience le mal politique dont elles sont témoins ou auteures. On note chez elles une attitude de préservation contre les conséquences de leurs méfaits politiques. Lorsqu’elles sont mises en face de la réalité ou des conséquences de ce qu’elles font, elles sont incapables de la supporter et se fourvoient dans des explications pour se dédouaner.

La banalité du mal politique désigne à cet égard l’incapacité à être affecté par ce que l’on fait, le refus de juger, de prendre un parti juste, le refus de se prononcer en action en faveur des victimes, d’interroger sa conscience par rapport à ses propres actes, de se responsabiliser pour le bien-être de son prochain, de la collectivité.

C’est pour cela qu’au Gabon, il a toujours été plus intéressant pour les autorités et une certaine élite de fermer les yeux sur le non respect de la Constitution en vue de maintenir Bongo au pouvoir et profiter de quelques privilèges indus, que de faire respecter la Loi pour le bien-être de tous. La dernière illustration de ce phénomène est le coup d’État électoral suivant l’élection présidentielle anticipée du 29 août 2009.

Pourtant, ces mêmes personnes, qui soutiennent les Bongo père et fils, savent que le non respect de la Loi hypothèque l’avenir collectif; que des élections libres et transparentes sont un gage de reddition des abus de pouvoir. Néanmoins, tout comme le faisaient les nazis, ils ferment les yeux et feignent ne pas entendre ou se complaisent dans des explications et des justifications fausses. Le refus de voir et de dire la vérité et de la défendre est le fait du totalitarisme qu’incarne le pouvoir du tyran.

La tyrannie du totalitarisme

Selon Arendt (1989), l’autisme face au mal politique résulte de la tyrannie du totalitarisme. Le totalitarisme est un régime politique sans loi (pour les gouvernants). Un régime sans loi a ceci de particulier qu’il repose sur la volonté arbitraire et capricieuse d’un homme ou d’un groupe d’hommes, volonté qui s’impose par la force et par la contrainte. Pourtant, alors que nous aurions cru qu’un tel régime ne peut sévir que par la force du bâton, nous constatons que dans le cas du Gabon, la contrainte s’institue par la corruption des esprits. Elle entraîne l’adhésion à la tyrannie. « Le fait que le régime totalitaire, malgré l’évidence de ses crimes, s’appuie sur les masses au point d’obtenir leur adhésion est profondément troublant».

En effet, le pouvoir du tyran au Gabon a été un cercle vicieux de relations politiques immorales, voir incestueuses. Puisque les innombrables exactions du tyran sont de nature à rendre odieux, pour éviter d’être condamné à vivre sur la crainte et la méfiance perpétuelle, Bongo a, pour éloigner la volonté de contestation de son autorité, fait adhérer toute la classe politique à son pouvoir voir à obtenir d’elle sa complicité tacite dans la gestion calamiteuse du pays.

De fait, à travers l’élite politique du pays, le système totalitaire gabonais appris appui sur le consentement de masses par l’éradication de la conscience sur sa condition. Pour y parvenir, Bongo a usé de deux armes : le pouvoir de l’argent pour l’achat des consciences et le pouvoir du charme et occulte pour l’embrigadement des esprits et des intelligences.

Omar Bongo, en bon totalitaire, a institué son autorité politique sur l’annihilation de la distinction entre bien privé et bien public, entre bien personnel et bien de l’État. Cette séparation de la sphère du privé par rapport au public a toujours été une distinction fondamentale du politique en démocratie. Selon Aristote (Livre I des Politiques), c’est sur «cette distinction que la cité grecque a fondé son existence». Il convenait d’ériger le citoyen comme acteur de la société jouissant des droits afin de se préserver de toute forme d’esclavagisme.

En éliminant la distinction du privé et du public, Bongo fait des Gabonais non pas des concitoyens mais ses sujets. Son pouvoir s’est en fait incarné dans la domination prenant appui dans une possession du Gabonais dans sa totalité. Cette possession se matérialise d’une part par des échanges matériels contre le respect de l’autorité du chef de l’État et, d’autre part, de la fidélité au chef de l’État contre des relations sexuelles, amicales, paternalistes et à l’adhésion à des pratiques occultes incestueuses.

Avec l’octroi des privilèges et des responsabilités de l’État, comme d’un don qu’ont fait à un ami, le citoyen gabonais s’engage dans des pratiques immorales en vue de témoigner au président sa fidélité. Par la soumission à travers ces pratiques, le citoyen devient sujet du chef de l’État. La domination qu’exerce le tyran l’amène à posséder les intelligences de ses compatriotes. Ces derniers malgré de fructueuses études se trouvent comme des coquilles vides, incapables de montrer un savoir-faire pour mener des actions de gouvernement efficaces.

De même, la soumission conduit le tyran à détruire systématiquement l’intimité et la sphère privée du dominant. Il peut ainsi agir en père, en chef absolu de qui l’on doit tout, l’intégrité de son esprit, sa vertu, celle de sa femme et même celle de ses propres enfants. Dans ces rapports d’échanges incestueux, la plupart des personnalités gabonaises en sont arrivées à perdre leurs repères moraux et les facultés de jugement éthique.

La perte généralisée de la morale

Dans ce rapport de fidélité conduisant à sa propre dépossession, l’individu, sujet de l’État Bongo, s’affranchit de toute réalité autonome et n’existe qu’à travers la réalité de son bienfaiteur. Pour se situer et s’instituer, il entre dans un imaginaire des superstitions et des croyances occultes qui l’entraîne dans des pratiques et rituels de sacrifices. Les pratiques occultes entrainent un enfermement interne et de dépendance. Arendt parle à ce propos de « camisole de la logique » - qui engendre la soumission de l’esprit. L’individu en vient à renoncer totalement à sa liberté intérieure. L’entreprise est couronnée de succès lorsque l’individu perd tout contact avec la réalité temporelle. La ligne qui sépare la fiction de la réalité est brouillée par la monstruosité des actes qui sont mis en œuvre pour se maintenir au pouvoir. La tyrannie du totalitarisme se matérialise de ce fait par l’éradication de l’humain doué de raison.

Cette éradication provoque la désolation de l’individu, un isolement moral qui favorise la perte de soi spirituelle. «L’homme perd la foi en ce qui est juste». Telle est bien l’essence de tout totalitarisme : se situer l’individu au-delà de l’humain et le placer dans une « égalité monstrueuse que même les rats ne peuvent partager». C’est l’entrée dans cette espèce d’être du moins que rien spirituel que l’individu perd son humanité à l’égard de ses concitoyens. Il n’a envers eux aucune empathie politique. Il agit pour son chef et pour soi. La misère vécue à ciel ouvert, qui semble indiquer que des couches importantes de la société sont mises à l'écart de l'humanité : sans eau potable, ni électricité viable, sans système sanitaire, sans toit, décent, vivant dans la promiscuité et de détritus et ne disposant pas d'espace privé convenable, comme dans un véritable camp de concentration. Ce spectacle va guider l'acteur politique dans son analyse de la société en prenant soin de ne pas se laisser prendre au piège en vue de souscrire au changement que souhaitent les opprimés.

Il va se contenter de décrire les conditions économiques et la dégradation sociale qui en résulte. Le mal politique, comme le dit André Corten (2001) à propos du système politique haïtien, se définit, dès lors, par « l'acceptabilité de la déshumanisation, c'est-à-dire la possibilité que la déshumanisation corresponde à une syntaxe de raisonnement collectif » (p. 17). En fait dans son discours, l’acteur politique ou de la société civile se conforte à l’idée de croire qu'il n'y a aucun moyen ni espoir de changement réel. Il s'habitue au mal politique et le banalise afin de se donner le bon rôle dans la souffrance de ses semblables.

En somme, tout comme dans les régimes nazi et communiste soviétique, l’histoire politique gabonaise est une quête de domination laquelle est un mal politique. La recherche du contrôle politique au lendemain de l’indépendance, a entraîné des pratiques politiques, des modes de gouvernance et des types de rapports économiques, politiques et culturels qui ont causé la perte généralisée de la morale. Les relations sociales qui en résultent, instituent une société déshumanisée. Elle place les individus dans une espèce d’état de nature. L’instinct de survie l’emportant sur la raison humaine, on est alors collectivement parvenu à perdre l’idéal humain de la société politique. Comme des automates, nous entrons dans des compromissions pour essentiellement satisfaire nos bas instincts. C’est ainsi que pour la satisfaction de ces besoins, nous ignorons ce qui est essentiel pour favoriser ce qui est contraire à l’intérêt collectif. Nombreux sont alors celles et ceux qui défendent cette illusion de la politique de l’émergence. Tous savent que ce monsieur a obtenu le pouvoir suprême par les armes en violation de la Constitution. Mais ils le soutiennent. C’est un viol de la Loi suprême. C’est un mal politique. Dire laissons-le gouverner, c’est faire dans la banalité du mal politique.

Joël Mbiamany-N’tchoreret

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